27.
Ari, impatient, sortit de la bibliothèque des compagnons du devoir pour passer son coup de fil.
L’énigmatique Mona Safran était bien impliquée dans cette affaire, d’une façon ou d’une autre. Depuis le premier instant, Ari avait senti que quelque chose ne collait pas. Et maintenant, il détenait la preuve qu’elle ne pouvait être étrangère à ce qu’il se passait.
Fébrile, il composa son numéro. L’idée qu’elle puisse ne pas décrocher le saisit aussitôt. Or il voulait une réponse, tout de suite. L’obliger à lui expliquer quel était son lien avec toute cette histoire.
Finalement, la femme décrocha.
— Mackenzie ? C’est vous ?
Ari ne prit pas la peine de répondre et alla droit au but.
— Mona, je crois qu’on a assez joué, vous et moi. Dites-moi la vérité, à présent : quel est le lien entre vous, Paul et les carnets de Villard de Honnecourt ?
Elle marqua un moment d’hésitation.
— Pardon ?
— Vous m’avez très bien entendu, Mona. Vous habitez Vaucelles, une ville où a travaillé Villard de Honnecourt. Sa ville natale, Honnecourt-sur-Escaut, se trouve à une quinzaine de kilomètres à peine de chez vous. Et, comme par hasard, Paul me poste le jour même de sa mort une lettre contenant un dessin évoquant ce fameux Villard de Honnecourt. Alors ne me prenez pas pour un idiot, Mona. Vous savez quelque chose à ce sujet. Si vraiment vous êtes une amie de Paul, expliquez-moi ce que vous cachez.
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, Ari, désolée, répondit-elle d’une voix posée. Je suis confuse, mais je suis à la galerie, voyez-vous, j’ai des clients, je suis obligée de vous laisser…
Elle raccrocha avant même qu’Ari ait eu le temps de l’interrompre. Furieux, il la rappela, mais elle avait coupé son téléphone.
Ari secoua la tête. Cette femme avait quelque chose à se reprocher, ou tout au moins à cacher. Il avait néanmoins du mal à imaginer qu’elle pût être responsable de tous ces meurtres. Elle ne serait pas venue se jeter ainsi dans la gueule du loup à Reims. Toutefois, il supputait à présent que ces crimes n’étaient pas le fait d’une seule personne, mais plutôt d’un groupe. Si Mona n’en était pas l’exécutrice directe, elle avait certainement un lien avec celui ou ceux qui les avaient commis…
Ari se mit en route pour rejoindre Iris chez Dada, ou elle lui avait donné rendez-vous. À la station Hôtel de Ville, avant de descendre dans la bouche du métro, il acheta Le Parisien au kiosque à journaux puis rejoignit le quai direction La Défense.
Installé seul sur une banquette du wagon, il feuilleta le journal. Depuis son retour de Reims, il n’avait pas encore eu le temps de consulter la presse ou d’écouter les informations et il se demandait si les trois meurtres avaient été révélés au public. Il en eut rapidement la confirmation. Ainsi qu’une surprise de taille. Un énorme titre couvrait la première double page du Parisien : « Le trépaneur serait une femme ! »
Les journalistes avaient donc déjà trouvé un surnom au supposé tueur en série, « le trépaneur ». Cela signifiait que l’affaire était suivie de près depuis plusieurs jours par les journaux. Avec les années, le temps de latence entre les grands homicides et leur révélation dans la presse était de plus en plus court. Avec Internet, notamment, la police avait de plus en plus de mal à garder son avance sur les journalistes, ce qui posait souvent problème aux enquêteurs.
Toutefois, l’information essentielle n’était pas le surnom du tueur, mais ce soupçon sur son identité. Une femme ?
Ari parcourut rapidement le sous-titre. « Consternation au parquet de Chartres : selon un rapport de la DIPJ de Versailles, établi à partir de relevés ADN effectués par les services d’identification judiciaire sur les lieux des trois meurtres, le tueur en série serait de sexe féminin. » Impatient, il continua la lecture de l’article. Le journaliste commençait par un rappel des faits.
« Dimanche 20 janvier, Christian Constantin, professeur d’histoire de l’art à la faculté de Lausanne, 62 ans, est retrouvé mort chez lui par la police suisse, ligoté nu sur la table de sa salle à manger, un trou de deux centimètres de diamètre percé au sommet du crâne, lequel est entièrement vide. Le lendemain, lundi 21 janvier, Paul Cazo, architecte, sexagénaire lui aussi, est retrouvé à Reims dans les mêmes conditions. Mercredi 23 janvier, enfin, c’est au tour de Sylvain Le Pech, 56 ans, patron d’une entreprise de charpenterie, de subir le même sort.
Dans les trois cas, selon les rapports de police, le mode opératoire est strictement identique. La victime est attachée, le meurtrier lui administre un paralysant puis il la trépane alors qu’elle est encore consciente. Ensuite, il lui injecte de l’acide et du détergent industriel dans le cerveau et…»
Ari termina rapidement le paragraphe, constatant qu’il n’y apprendrait rien de neuf, puis il prêta attention au passage suivant.
« La découverte des experts de la division criminelle de la DIPJ de Versailles a surpris tout le monde, hier soir, y compris le procureur Rouhet, au parquet de Chartres, qui a demandé à deux nouveaux spécialistes de confirmer les faits. En effet, à en croire les premières analyses ADN effectuées par la police scientifique dans le cadre de l’enquête menée par l’équipe du commissaire Allibert, de la division criminelle de la DIPJ, celui que l’on avait tôt fait de surnommer “le trépaneur” serait en réalité une femme.
La nouvelle peut surprendre, mais contrairement à ce qui est souvent affirmé, les femmes tueuses en série – bien qu’elles soient beaucoup moins nombreuses que les hommes – existent bel et bien. Une cinquantaine de cas célèbres ont déjà été étudiés et on estime que 8 % des tueurs en série sont de sexe féminin, ce qui est certes peu, mais ne permet pas d’invalider la thèse des policiers de la DIPJ de Versailles.
On se souvient du cas d’Aileen Carol Wuornos, une prostituée qui, en 1992, avait été condamnée en Floride pour avoir abattu sept de ses clients.
Toutefois, le profil du tueur que la police a établi correspond à une typologie précise qui, elle, est presque exclusivement masculine.
Plusieurs études mettent en évidence les différences sensibles qui existent entre les tueurs en série des deux sexes. La principale réside dans le fait que les femmes serial killer sont, si l’on peut dire, plus efficaces que les hommes, parce qu’elles s’avèrent souvent plus méthodiques et, surtout, plus discrètes. Ainsi, une étude portant sur cent cas a démontré que les femmes se faisaient prendre par la police au bout de deux fois plus de temps que les hommes.
Mais surtout, là où la typologie diffère le plus, c’est dans la présence d’un mobile concret. Si les experts distinguent plusieurs catégories de tueuses en série, chacune d’entre elles a en général des motivations assez claires.
Il y a les “veuves noires”, celles qui tuent leurs époux ou leurs amants les uns après les autres. La plupart du temps, le mobile est lié à l’argent ; ces femmes tuent pour toucher héritage ou assurance-vie (cf. Belle Gunness dans notre encadré). On distingue aussi les “anges de la mort” qui, dans les hôpitaux ou les maisons de retraite, tuent les personnes dont elles sont responsables, persuadées d’agir pour leur bien, et grisées par leur pouvoir de vie ou de mort sur ces patients sans défense… Enfin, pour un tiers des cas, les crimes sont de nature sexuelle (cf. Gwendolyn Graham et Catherine May Wood dans notre encadré). En fait, les femmes tueuses en série n’assassinent pas pour le simple plaisir de tuer mais toujours pour des raisons précises.
Or, d’après les premiers éléments de l’enquête, le type de tueur en série auquel semble correspondre le trépaneur est celui du psychopathe sans mobile réel, qui tue par boulimie, pour le simple plaisir qu’il tire de ses actes.
Ce qui pousse ce genre de tueur à agir, d’après les spécialistes, c’est un sentiment de supériorité, sentiment qui l’amène à croire qu’il ne sera jamais pris et qui le conduit parfois – comme c’est le cas ici – à mettre en scène ses meurtres pour les sacraliser davantage et, par la même occasion, narguer la police. Ainsi, ces tueurs en série ne tuent pas par fanatisme ou par appât du gain, mais seulement pour éprouver ce sentiment de toute-puissance que leur procurent leurs crimes. Or, et c’est là que le bât blesse, ces tueurs-là sont presque toujours des hommes.
Le trépaneur serait-il donc le premier cas connu d’une femme tueuse en série correspondant à ce profil des tueurs psychopathes dénués de mobile ? »
Ari continua l’article. Nulle part le journaliste ne faisait mention des liens possibles entre les profils des trois victimes. Aucun mot sur le fait qu’ils étaient tous trois d’anciens compagnons du devoir. Soit la police n’avait pas encore établi le lien, soit cela n’avait pas filtré jusque dans la presse. De même, l’auteur du papier privilégiait largement la thèse du tueur unique, alors qu’Ari soupçonnait la présence d’un groupe organisé derrière ces homicides.
Mackenzie aurait pu passer un coup de fil au commissaire divisionnaire de la DIPJ pour lui confier ses dernières découvertes, mais il n’était pas loin de penser que celui-ci avait participé aux pressions exercées par le procureur sur Depierre et qui avaient débouché sur ses « vacances forcées ». Il décida que, puisqu’on l’avait mis en congé, ce qu’il faisait ne regardait que lui. S’il trouvait une piste concrète qui pût mener tout droit au tueur, il ne manquerait certes pas de prévenir la DIPJ. Mais pour le moment, il voulait mener sa propre enquête. Il le devait à Paul et puis d’avoir manqué se faire écraser et vu son appartement mis à sac suffisait à l’impliquer directement dans l’histoire. Il n’avait pas la moindre intention de lâcher le bébé.
La grande question, toutefois, restait de savoir si les analyses de la DIPJ permettaient ou non de déterminer si cette femme était Mona Safran. Il faudrait pour cela attendre une fuite du commissaire Bouvatier.
Ari referma le journal sur ses genoux et songea un instant à ce qu’il venait de lire. Se pouvait-il vraiment qu’une femme fût derrière tout cela ? Une femme était-elle réellement capable de meurtres aussi abjects que ceux de Constantin, Cazo et Le Pech ? Cela faisait longtemps qu’Ari avait perdu ses dernières illusions et, depuis la Croatie, Ari savait que n’importe qui était capable de commettre des crimes atroces. Il avait compris que le monde ne se divisait pas entre les bons d’un côté et les méchants de l’autre, mais qu’il était composé de six milliards d’individus différents, capables de franchir la limite pour peu que le contexte les y contraigne. Les pires travers de l’être humain le désolaient encore, mais ne l’étonnaient plus.
Arrivé à la station Charles-de-Gaulle-Étoile, Ari sortit du métro et marcha jusqu’au Dada, le café de l’avenue des Ternes où Iris et lui étaient déjà allés boire quelques verres depuis que la DCRG s’était installée dans l’Ouest parisien.
Certain qu’Iris l’attendait à l’étage, il salua un serveur à l’entrée et monta directement l’escalier. Son ex-petite amie était là, en effet, installée à une table près de la fenêtre. Il aperçut sa chevelure rousse, ses épaules rondes. Elle ne l’avait pas vu arriver et il la surprit en lui déposant un baiser sur le front.
— Tu m’as fait peur, imbécile !
— Désolé. Alors, qu’est-ce que tu as pour moi ? dit-il en s’asseyant en face d’elle.
— D’abord, je t’ai rapporté les documents qui relient les trois victimes et le compagnonnage. Tu verras que les trois hommes ont été formés par des compagnons et qu’ils ont effectué leur fameux Tour de France…
Elle lui tendit une fine chemise en carton.
— Merci.
— Tu as aussi un dossier sur le type que tu as flingué dans ton appartement. La DIPJ l’a identifié.
— Alors ?
— C’est un ancien mercenaire, recyclé comme employé dans une société de sécurité privée, le schéma classique de l’homme de main. A priori, ça ne t’aidera pas beaucoup, parce que ces mecs ne laissent pas de traces, on ne sait jamais pour qui ils bossent. La seule chose qu’on peut supposer, c’est qu’il a été payé pour venir chercher quelque chose chez toi.
— Je vois.
Ari jeta un coup d’œil au dossier. Le casier judiciaire de l’homme était loin d’être vierge et sa fiche RG était bien remplie aussi : participation à des missions de sécurité privée au Nigeria, en Serbie, en République démocratique du Congo… Pas un enfant de chœur. Toutefois, ses activités semblaient interrompues depuis deux ans. Toutes les informations à son sujet remontaient à une époque antérieure. C’était comme s’il était soudain entré dans l’ombre.
— Parfait. Dis-moi, je voudrais pas abuser, mais j’ai encore un petit service à te demander. Est-ce que tu pourrais me trouver un spécialiste des carnets de Villard de Honnecourt ?
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Un manuscrit du XIIIe siècle. J’ai besoin qu’un type me donne des infos dessus, tu peux me trouver ça ?
Iris inscrit le nom sur son agenda.
— D’accord. Je te trouve le bonhomme et ses coordonnées. Mais attends, c’est pas tout. J’ai encore quelque chose pour toi. J’ai gardé le meilleur pour la fin.
— Quoi ?
Iris fit un large sourire et sortit de son sac une enveloppe blanche.
— Qu’est-ce que je ferais pas pour toi, hein ? Je surveille ton courrier depuis que tu es… en vacances. Tu as reçu ça, aujourd’hui. Si c’est pas une lettre anonyme, je me fais nonne !
Ari prit l’enveloppe dans sa main. Son nom et l’adresse de la DCRG étaient en effet écrits avec la calligraphie caractéristique des expéditeurs qui ne veulent pas être identifiés. Des lettres majuscules tremblantes, de tailles inégales.
— Tu l’as ouverte ? demanda Ari, perplexe.
— Tu vois bien que non, enfin !
Il s’empressa de la décacheter et lut aussitôt la lettre qu’elle contenait. Il n’y avait qu’une seule ligne, dans la même écriture et avec la même encre que sur l’enveloppe. Trois mots seulement. Un prénom, un nom et une ville.
« Pascal Lejuste Figeac ».
Ari comprit immédiatement de quoi il s’agissait.
C’était l’identité de la prochaine victime.